« La Suisse a le potentiel pour devenir un hub mondial de l'IA »
Hans Gersbach, co-directeur du KOF, s’exprime sur le potentiel et les risques de l'intelligence artificielle et sur la manière dont la Suisse pourrait se positionner, à travers une réglementation habile, en tant que pôle technologique.
Les économistes sont généralement - du moins selon le cliché - en faveur des marchés libres. Pourquoi devrait-on alors réglementer l'intelligence artificielle (IA) ?
Les économistes sont favorables aux marchés libres, tant qu'il n'y a pas de dommages pour les tiers et que le marché fonctionne. Avec l'IA, certains problèmes peuvent survenir. De plus, les droits fondamentaux peuvent être menacés. Des considérations éthiques plaident également en faveur d'une réglementation de l'IA.
«Si l’IA contrôle des processus physiques ou même des infrastructures critiques, des risques pour la santé ou la sécurité peuvent survenir.»Hans Gersbach
Quels sont les dommages qui peuvent être causés par l'utilisation des technologies d'IA ?
On retrouve toute une liste de préjudices possibles. Si l’IA contrôle par exemple des processus physiques ou même des infrastructures critiques, des risques pour la santé ou la sécurité peuvent survenir. Cela pourrait être aussi le cas si l’IA est utilisée pour manipuler le comportement humain ou bien si la protection des données individuelles est menacée.
Quels sont les risques éthiques liés à l'utilisation de l'IA ?
Par exemple, si l'IA est utilisée pour décider si une personne obtiendra un crédit ou un contrat d'assurance, ou quel traitement médical telle personne recevra, alors d'une part, les évaluations sociales (modèles de scoring) doivent être totalement exclues et d’autre part, l'IA doit satisfaire aux exigences d'une analyse non biaisée.
Mais la discrimination de certains groupes sociaux existe déjà sans IA. Peut-on attendre de l'IA qu'elle soit plus éthique que la société ?
Non, l'IA devrait d'abord être aussi éthique que la norme actuelle. Elle ne doit donc pas saper les normes existantes. Il existe des interdictions de discrimination bien fondées. Il est évident que nous devons veiller à ce que les outils d'IA n'aggravent pas les discriminations ou n'en créent pas de nouvelles, car les algorithmes apprennent à partir des données existantes. Toutefois, l'IA offre également des possibilités idéales pour identifier les discriminations cachées, les corriger et assurer une plus grande égalité des chances.
En quoi la réglementation de l'IA est-elle si particulière par rapport à d'autres technologies ?
Certains secteurs, comme les banques ou les assurances, sont traditionnellement réglementés. Concernant l'IA, on constate qu’elle s'étend à l'ensemble de l'économie et qu’elle pénètre de plus en plus la société, à de nombreux niveaux.
Existe-t-il un plan directeur pour la réglementation de l'IA ?
Non, il n’existe pas de ligne directrice car il s'agit d'une tâche réglementaire très complexe. La loi sur la protection des données peut servir de modèle pour certains éléments. La réglementation du génie génétique et l'évaluation des risques sont également comparables à certains aspects de la réglementation de l'IA.
Quelles sont les options de la Suisse en matière de réglementation de l'IA ?
D'un point de vue suisse, nous ne pouvons plus agir de manière complètement libre puisque les États-Unis et l'Union européenne ont déjà développé et mis en œuvre des concepts de réglementation de l'IA. Alors que l'Union européenne mise sur une réglementation globale de l'IA, les États-Unis mettent l'accent sur des lignes directrices, une réglementation sectorielle et l'autorégulation. Quatre options s'offrent ainsi à la Suisse: la première serait de renoncer à une réglementation de l'IA et appliquer les règles existantes, par exemple en matière de protection des données, ou les adapter et miser sur l'autorégulation. La deuxième option serait une réglementation sectorielle, par exemple dans le domaine de la santé et des transports, comme aux États-Unis, et miser sur l'autorégulation pour le reste. La troisième option consisterait à reprendre la loi sur l'IA de l'Union Europénne , entrée en vigueur le 1er août 2024. La quatrième option - sans doute la plus évidente pour la Suisse - consisterait à reprendre des parties importantes de la loi sur l'IA de l'UE, tout en l'adaptant aux besoins suisses à certains endroits. La loi sur l'IA de l'UE va dans une direction que l’on pourrait soutenir, il y a néanmoins quelques domaines où l'on pourrait donner plus de marge de manœuvre aux innovateurs et aux entreprises pour agir.
Qu'est-ce que cela signifie concrètement ?
La loi sur l'IA de l'UE réglemente de manière très large et impose des exigences très élevées aux entreprises. En outre, l'obligation de documentation des entreprises est étendue. Cela risquerait de freiner l’innovation, car les innovations ne seraient pas rentables ou bien celles-ci ne perceraient pas sur le marché. C'est pourquoi la Suisse pourrait saisir ici l'opportunité de rendre la réglementation plus favorable à l'innovation. Cela irait par exemple par des environnements de test réglementaires généreux, se poursuivrait par des degrés de liberté importants pour les solutions open-source et s'achèverait par des exigences simples pour les petites et moyennes entreprises. Si la Suisse parvient à mettre en place une réglementation habile, juridiquement sûre et un peu moins lourde que celle de l'UE, de grandes opportunités s'offriront à nous dans le domaine technologique. La Suisse a le potentiel pour devenir un hub mondial de l'IA.
«L'aide directe est toujours un point délicat. Les régulateurs ne peuvent pas avoir les connaissances nécessaires pour savoir quelle entreprise et quelle technologie méritent d'être soutenues à un moment donné.»Hans Gersbach
Dans le domaine de l'IA, certaines grandes entreprises comme Microsoft ou Google ont un pouvoir prépondérant sur le marché. Comment gérer cette situation ?
La tendance à la formation de monopoles résulte des effets d'échelle de la technologie de l'IA et des effets de réseau dans l'utilisation des services chez les géants de la technologie. Un droit de la concurrence fort aide, mais la plupart du temps, l’apparition d’innovations technologiques, pour stimuler la concurrence, sont nécessaires.
Serait-il donc judicieux, d'un point de vue européen, de promouvoir des entreprises européennes prometteuses en matière d'IA, comme Mistral ou Aleph Alpha, afin qu'elles puissent tenir tête aux grands acteurs américains ?
L'aide directe est toujours un point délicat. Les régulateurs ne peuvent pas avoir les connaissances nécessaires pour savoir quelle entreprise et quelle technologie méritent d'être soutenues à un moment donné. Ceci n’est clair que pendant le processus de concurrence et pas avant. La promotion de la recherche fondamentale en IA et de bonnes conditions-cadres pour le financement des start-ups en IA sont nettement plus prometteuses.
Quelle peut être la contribution de l'économie à la réglementation de l'IA ?
L'économie peut définir ce que sont de bons espaces d'innovation. Elle peut également contribuer à définir ce que l'on peut attendre, de manière réaliste, en matière de réglementation et de la part des autorités de régulation, ainsi que les effets de la réglementation. Enfin, les économistes peuvent aider à évaluer le potentiel économique global et les éventuels dangers de l'IA.
Le patron de Tesla, Elon Musk, et d'autres experts de la scène tech, comme le cofondateur d'Apple Steve Wozniak, ont demandé un moratoire sur le développement de l'IA. Cela fait-il sens ?
On ne peut pas arrêter le développement de l'IA au niveau mondial. Comment dicter par exemple à la Chine ce qu'elle doit faire ou ne pas faire ? Par ailleurs, un arrêt du développement freinerait également les effets positifs de l'IA. Il vaut mieux réagir par une réglementation adéquate afin d'éviter une évolution dangereuse.
Quels sont les autres potentiels de l’IA ?
Nous nous attendons à une nouvelle poussée de productivité grâce à l'IA. Toutefois, l'ampleur de cette poussée n'est pas encore claire pour le moment. La prochaine étape est le renforcement du contrôle des processus physiques par l’IA, c'est-à-dire des machines ou de services. Cela va bien au-delà de la création d'images, de textes ou de vidéos. Le plus grand potentiel de l'IA est la prise en charge d'activités de plus en plus complexes qui sont aujourd'hui effectuées par des humains, tant dans la production que dans les services.
Contacts
Makroökonomie, Gersbach
Leonhardstrasse 21
8092
Zürich
Switzerland
KOF Bereich Zentrale Dienste
Leonhardstrasse 21
8092
Zürich
Switzerland