« Nous nous dirigeons vers une économie dominée par des rapports de force. »

Le protectionnisme et les tensions géopolitiques menacent le commerce mondial. L'Allemagne réagit avec un plan de relance économique, la banque centrale américaine (Fed) est prise en étau, l'UE est à la croisée des chemins. Les économistes du KOF Heiner Mikosch et Alexander Rathke analysent ce que cela signifie pour la Suisse, à quel niveau celle-ci est particulièrement vulnérable, ce qu'elle peut entreprendre dès maintenant et qui en tire profit.

Enlarged view: Image symbolique Europe/infrastructure
Regard sur notre partenaire commercial, l'UE : ses États membres se rapprochent-ils ?

Interview : Daniel Ammann et Simon Brunner

M. Mikosch, M. Rathke, on dit que « les morts vivent plus longtemps » : un nouveau protectionnisme secoue l'économie mondiale. Quelles en sont les conséquences les plus graves ?
Mikosch : La perte de pouvoir d'achat est centrale. Lorsque les pays ferment leurs marchés, les biens deviennent plus chers, ce qui affecte tout le monde. A cela s'ajoute une perte d'efficacité considérable, car les avantages de la division internationale du travail sont réduits.

Rathke : Tout à fait. Aucun pays ne peut tout produire lui-même – essayer de le faire entraîne une baisse de la productivité, une diminution de la diversité des produits et une réduction de la capacité d'innovation. Sur le long terme, cela signifie clairement moins de prospérité.

Mikosch : Ce qui est encore plus grave, c'est que les règles du jeu de l'économie sont en train de changer. Ce ne sont plus ceux qui produisent le plus efficacement qui gagnent, mais ceux qui ont le meilleur accès à la politique. Nous nous dirigeons vers une économie de l'héritage, dans laquelle les relations politiques sont plus importantes que la compétitivité. Celui qui peut protéger son secteur ou son pays à Bruxelles ou à Washington gagne. Cela paralyse encore plus l'innovation et peut bloquer des processus entiers de la modernisation.

De quelle manière la situation actuelle se répercute-t-elle concrètement sur la Suisse ?
Rathke : L'incertitude règne. Les investissements sont différés, les embauches gelées - personne ne sait de quoi demain sera fait, alors on préfère attendre et ne rien faire.

Mikosch : L'industrie manufacturière est particulièrement touchée. Cette branche emploie environ 700 000 personnes. Elle était déjà sous pression, notamment en raison de la crise persistante dans l'industrie automobile allemande, avec laquelle elle est étroitement liée.

Rathke : Mais il faut être clair : si le protectionnisme mondial se poursuit, il provoquera des pertes de revenus réelles en Suisse, quel que soit le secteur.

Que peut faire la Suisse ?
Mikosch : Si des pertes de travail d’envergure menacent, la Confédération pourrait étendre le chômage partiel afin d'amortir les chocs temporaires. Mais il faut faire attention : à partir de quel moment un instrument temporaire devient-il une subvention permanente cachée ? C'est là que réside le danger.

Rathke : En matière de politique commerciale, l’objectif est de conquérir un maximum de marchés sur le long terme. En même temps, il faut rester réaliste : un accord de libre-échange avec le Vietnam ou les pays du MERCOSUR ne peut pas remplacer l'accès privilégié au marché intérieur de l'UE. L'Union européenne reste notre principal partenaire commercial, il faut le garantir.

Alexander Rathke
«Unsere tiefe Staatsverschuldung ist ein strategischer Vorteil. Die Schweiz gilt als stabil.»
Alexander Rathke
Alexander Rathke

Parlons donc de l'UE. Comment va-t-elle réagir à la situation actuelle ?
Rathke: Zwei Szenarien sind denkbar: Entweder rückt sie enger zusammen – Rathke : Deux scénarios sont envisageables : soit elle se resserre - soit elle se désagrège. Les deux sont possibles. Mais je suis plutôt optimiste. Parlons du plan de relance allemand en faveur de la croissance : il stimule, du moins potentiellement, la croissance.

Potentiellement ?
Mikosch : Une partie du plan concerne les dépenses du secteur de l’armement. Elles sont essentielles en matière de politique de sécurité, mais n'ont guère d'effets positifs sur l'économie dans son ensemble. Des parallèles sont parfois faits avec la Silicon Valley qui aurait émergé grâce aux dépenses militaires. Penser qu'une telle chose se reproduise dans la situation actuelle est illusoire.

L'autre partie du plan concerne les investissements dans les infrastructures. Peuvent-ils stimuler l'économie ?
Mikosch : Oui, tout à fait. L'Allemagne a un grand besoin de rattrapage dans le domaine des transports, de la numérisation, mais aussi du capital humain : le pays investit moins dans la formation que la moyenne de l'UE. Je suis toutefois critique à l'égard du financement des investissements dans les infrastructures par le biais de la dette.

Rathke : Si les moyens sont utilisés de manière intelligente, il est tout à fait possible de stimuler la croissance. Il ne faut pas oublier cependant qu'il s'agit d'un endettement. C’est un pari sur l'avenir.

La Suisse pourra-t-elle également profiter du paquet fiscal allemand ?
Rathke : Oui, si la conjoncture s'améliore en Allemagne, nous le remarquerons aussi ici. L'Allemagne reste le principal débouché pour l'industrie de transformation en Suisse.

L'Allemagne a assoupli le frein à l'endettement pour son paquet de mesures en faveur de la croissance. Est-ce également une voie praticable pour la Suisse ?
Mikosch : Non. En Allemagne, le financement des dépenses militaires peut être justifié par une situation d'urgence en matière de politique de sécurité. En Suisse, je ne vois pas de situation d'urgence comparable.

Rathke : Notre faible endettement public constitue un avantage stratégique. La Suisse est considérée comme étant stable, dispose d'une grande marge de manœuvre fiscale en cas d'urgence et profite d'un faible coût du capital...

…mais elle est toutefois confrontée à une monnaie de plus en plus forte. L'industrie manufacturière en souffre déjà. Une nouvelle appréciation du franc aggraverait la situation.
Mikosch : Oui, mais il ne faut pas oublier qu’une monnaie forte comporte aussi des avantages. Les entreprises industrielles suisses importent beaucoup de prestations intermédiaires de l'étranger, telles les matières premières, les produits semi-finis. Ceux-ci sont moins chers avec un franc fort, et in fine, les consommateurs en profitent aussi.

La Banque nationale suisse (BNS) n'interviendra-t-elle donc pas ?
Rathke : Autrefois, elle aurait probablement affaibli le franc pour éviter que le renchérissement ne tombe en dessous de zéro et ne sorte ainsi de la zone définie par la BNS comme stabilité des prix. Aujourd'hui, c'est plus difficile, car les États-Unis l'ont déjà accusée de manipulation monétaire. C'est la raison pour laquelle je m'attends plutôt à une baisse des taux d'intérêt en juin, notamment en raison de la menace d'un ralentissement économique.

Nous serions alors à nouveau en présence de taux d'intérêt zéro. Est-ce un problème, car la BNS ne pourrait alors plus baisser les taux d'intérêt sans tomber dans la zone des taux négatifs ?
Rathke : Par le passé, la BNS a essentiellement fondé sa politique monétaire sur deux instruments : la gestion des taux d'intérêt à court terme et les interventions sur le marché des changes. Si l'un de ces instruments devient partiellement inutilisable, l'autre doit en assumer pleinement la fonction. Toutefois, il existe également un plancher effectif pour les taux d'intérêt, à partir duquel les investisseurs commencent à retirer leur argent des banques et préfèrent le conserver en espèces.

Heiner Mikosch
«Auch Trump weiss: Wenn er überzieht, schädigt das die US-Wirtschaft.»
Heiner Mikosch
Heiner Mikosch

Qu’en est-il de l'équivalent américain de la BNS, la Réserve fédérale (Fed) ? Que va-t-elle faire ?
Rathke : La Fed est soumise à une plus grande pression que la BNS. Son mandat comprend non seulement la stabilité des prix, mais aussi le marché du travail. Ce double mandat conduit à un dilemme : pour lutter contre l'inflation, elle devrait augmenter les taux d'intérêt et pour créer des emplois, elle devrait les baisser. Trump veut une baisse des taux d'intérêt pour que l'emploi augmente. Mais la pression inflationniste s'est également accrue en raison des droits de douane élevés sur les importations. Si je devais me risquer à un pronostic : les taux d'intérêt américains ne baisseront plus beaucoup d'ici la fin de l'année.

Le 9 juillet 2025, la suspension de 90 jours des droits d'importation par Trump prendra fin. Que se passera-t-il ensuite ?
Mikosch : Je pense qu’au final, seule une partie des droits de douane sera effectivement introduite. Trump sait aussi que s'il dépasse les bornes, cela nuira à l'économie américaine. Il utilisera probablement les droits de douane de manière ciblée, par exemple contre la Chine ou certains secteurs qu'il veut faire revenir aux États-Unis. Je crains que l'industrie pharmaceutique ne soit également touchée…

Rathke : ...et cela affecterait de manière sensible la Suisse. Le secteur pharmaceutique représente environ la moitié de nos exportations, et 23 pour cent de ces exportations sont destinées aux États-Unis.

Y a-t-il aussi des secteurs en Suisse qui profitent de la situation actuelle ?
Rathke : Oui, comme l'industrie du conseil. Les entreprises doivent repenser leurs chaînes d'approvisionnement, s'adapter aux droits de douane, établir des prix de transfert complexes. Le secteur financier peut lui aussi profiter en partie d'une plus grande volatilité, du moins tant qu'il n'y a pas de crash systémique.

Pour conclure : le protectionnisme a longtemps été considéré comme étant dépassé, pourquoi son retour est-il aujourd’hui célébré alors que ses inconvénients sont si évidents ?
Mikosch : La doctrine économique qui prévaut depuis Reagan et Thatcher a longtemps occulté les conséquences sociales. Certes, la réduction de la réglementation étatique, l'ouverture des marchés et la libéralisation du commerce et des flux de capitaux ont considérablement augmenté la prospérité mondiale. Ce modèle a néanmoins fait aussi des perdants, c’est évident. Et ce sont ces perdants qui aujourd'hui se rebellent.

Rathke : Celui qui a perdu ses moyens de subsistance à cause de la mondialisation, par exemple un ouvrier à la chaîne de Détroit ou un conducteur de machine dans la Ruhr, ne se laisse guère consoler par les chiffres de la prospérité macroéconomique. Il veut retrouver son emploi et vote pour la politicienne ou le politicien qui le lui promet.

Mikosch : L'Europe a tenté de contrer les tensions sociales de la mondialisation, par exemple en développant l'État-providence. Les États-Unis ne l'ont pas fait. Mais la redistribution en faveur des perdants est le prix à payer du côté libéral pour préserver la cohésion sociale et l'ouverture économique.

À propos des personnes

Dr. Alexander Rathke a étudié l'économie politique à Munich et dirige depuis 2023 la section conjoncture suisse du KOF. Ses recherches portent principalement sur l'inflation et la politique monétaire, l'histoire économique ainsi que le développement de méthodes de prévision.

Dr. Heiner Mikosch a étudié l'économie politique, la philosophie et les sciences politiques à Fribourg (Brisgau), Munich et Lille. Il est chercheur à l'EPF Zurich depuis 2007. Ses centres d’intérêts sont la conjoncture internationale, les méthodes de prévision et les expériences de sondage. Il dédie actuellement l’essentiel de sa recherche au développement du KOF Nowcasting Lab. Il est en outre président de l'Association of European Economic Research Institutes (AIECE).

Contacts

Dr. Alexander Rathke
Lecturer at the Department of Management, Technology, and Economics
  • LEE G 303
  • +41 44 632 86 23

KOF Konjunkturforschungsstelle
Leonhardstrasse 21
8092 Zürich
Switzerland

Dr. Heiner Mikosch
Lecturer at the Department of Management, Technology, and Economics
  • LEE G 205
  • +41 44 632 42 33

KOF Konjunkturforschungsstelle
Leonhardstrasse 21
8092 Zürich
Switzerland

JavaScript has been disabled in your browser