Le développement financier est-il néfaste pour les pauvres?

KOF Bulletin

Depuis la publication du livre Capital de T. Piketty, les questions liées aux inégalités sont au goût du jour. Un aspect important du problème concerne la relation entre le développement financier et l’inégalité des revenus. Dans une nouvelle étude, J. de Haan et J.-E. Sturm montrent que le développement financier peut accroître l’inégalité des revenus.

Quelle est la relation entre le développement financier[1] et l’inégalité des revenus ? Voilà une question à laquelle il est plus difficile de répondre qu’on ne l’imagine. La théorie économique existante fournit des arguments dans les deux directions (positive et négative), et la littérature empirique présente également des résultats très mitigés. D’un côté, le développement financier pourrait rendre plus facile aux pauvres l’emprunt destiné à des projets viables, ce qui peut réduire l’inégalité des revenus (Galor et Moav, 2004) ; les imperfections financières, telles que les coûts d’information et de transaction, peuvent s’avérer particulièrement contraignantes pour les pauvres manquant de garanties et d’antécédents de crédit, si bien que l’assouplissement de ces contraintes pourrait leur bénéficier (Beck et al., 2007). De l’autre côté, les améliorations apportées au secteur financier formel seraient davantage passibles de profiter aux plus aisés, qui comptent moins sur des liens informels pour obtenir du capital (Greenwood and Jovanovic, 1990). De quel côté se trouvent les arguments les plus solides ?

L’argumentation en faveur des effets négatifs bénéficie d’un nouveau soutien sous la forme d’une étude du KOF « Finance and income inequality: A review and new evidence », de Jakob de Haan and Jan-Egbert Sturm. Les auteurs montrent qu’un niveau supérieur de développement financier, la libéralisation financière et la survenance d’une crise bancaire accroissent l’inégalité des revenus dans un pays. L’inclusion simultanée des trois variables distingue leur approche d’autres études, qui en incluent deux dans le meilleur des cas. Les auteurs examinent en même temps dans quelle mesure l’effet de la libéralisation financière est lié au niveau du développement financier et de la qualité institutionnelle.

Pour leur analyse, ils utilisent un modèle d’effets fixes par panel pour un échantillon de 121 pays, couvrant la période 1975-2005, et examinent comment le développement financier, la libéralisation financière et les crises bancaires sont liés à l’inégalité des revenus. Leur variable dépendante est représentée par les moyennes à cinq ans des coefficients de Gini basée sur les revenus bruts des ménages. Le coefficient de Gini est dérivé de la courbe de Lorenz et se situe entre zéro (égalité parfaite) et 100 (inégalité parfaite). Ils utilisent des moyennes non chevauchantes sur cinq ans pour trois raisons : d’abord, les données macro-économiques annuelles sont bruitées, et cela s’applique tout particulièrement aux données sur l’inégalité des revenus. En effet, les données annuelles sur l’inégalité des revenus sont imputées pour les années où aucune information n’est disponible dans les bases de données sous-jacentes (les mesures effectuées sur l’inégalité sont peu fréquentes dans une bonne partie de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie). Ensuite, certaines variables explicatives ne sont disponibles qu’à des intervalles de cinq ans. Enfin, les auteurs s’intéressent moins aux effets à court terme, par exemple au cycle économique.

Une crise bancaire systémique survenue dans la période de cinq ans précédente est en général suivie par un accroissement substantiel de l’inégalité des revenus. À l’inverse de la prévision de Bumann et Lensink (2016), leurs résultats suggèrent qu’en cas de degré élevé de développement financier, la libéralisation financière accroît l’inégalité des revenus. Alors que de meilleures institutions politiques réduisent effectivement l’inégalité des revenus dans l’ensemble, l’impact positif de la libéralisation financière sur l’inégalité des revenus est en vérité supérieur dans les pays offrant une meilleure qualité d’institutions politiques, telle qu’elle est mesurée d’après le niveau de responsabilité démocratique. Mais la qualité institutionnelle ne conditionne pas l’impact du développement financier sur l’inégalité des revenus, contrairement à la conclusion de Rajan et Zingales (2003), selon laquelle, en cas d’institutions de haute qualité, le développement financier réduirait l’inégalité.

[1] Le développement financier est ici mesuré avec le ratio du crédit privé par rapport au PIB. Ainsi, la définition se concentre sur la question de savoir dans quelle mesure le secteur financier est développé. 

KOF Working Paper

L’étude du KOF « Finance and income inequality: A review and new evidence », de Jakob de Haan et Jan-Egbert Sturm peut être consultée ici : http://e-collection.library.ethz.ch/view/eth:49651

Bibliographie

Bumann, S., Lensink, R., 2016. Capital account liberalization and income inequality. Journal of International Money and Finance 61, 143‐162.

Galor, O., Moav, O., 2004. From physical to human capital accumulation: inequality and the process of development. Review of Economic Studies 71, 1001–1026.

Greenwood, J., Jovanovic, B., 1990. Financial development, growth, and the distribution of income. Journal of Political Economy 98, 1076–1107.

Rajan, R.G., Zingales, L., 2003. The great reversals: the politics of financial development in the twentieth century. Journal of Financial Economics 69, 5–50.

Contact

Prof. Dr. Jan-Egbert Sturm
Full Professor at the Department of Management, Technology, and Economics
Director of KOF Swiss Economic Institute
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  • +41 44 632 50 01
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Professur f. Wirtschaftsforschung
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