Évolution démographique : quelles conséquences sur l'inflation ?

La population suisse vieillit, un constat sans appel. Le présent article tente d'évaluer de manière qualitative l'impact de cette évolution sur l'inflation. Les effets directs devraient être modérés. La situation comporte en même temps des risques : l'inflation pourrait être plus élevée, mais aussi, de manière surprenante, plus faible.

L'année dernière, le renchérissement est revenu au centre de l'attention médiatique. Les pénuries d'approvisionnement, les prix de l'énergie ainsi que la politique monétaire et fiscale ont généralement occupé le devant de la scène. Toutefois, certains spécialistes mettent en garde contre des pressions inflationnistes plus fortes à long terme, dues à des changements structurels tels que l'évolution démographique (cf. par ex., Goodhart et Pradhan, 2020).

L'évolution démographique en Suisse

L’évolution démographique se traduit par deux évolutions. Premièrement, la population active croît moins fortement. L'Office fédéral de la statistique (OFS) estime que la population âgée de 20 à 64 ans n'augmentera globalement que de 8% au cours des 30 prochaines années. À titre de comparaison, ce groupe de population a augmenté d'un peu plus de 30% entre 1950 et 1980 et entre 1980 et 2010. Deuxièmement, la population à l'âge de la retraite croît de manière beaucoup plus nette. Selon les estimations de l'OFS, elle représentera 60% au total au cours des 30 prochaines années. Bien entendu, de telles prévisions sont entachées d'incertitude, notamment parce que les effets de la migration sont difficiles à prévoir. Si ces prévisions se réalisent, cela signifie que dans 30 ans, il n'y aura qu'un peu plus de deux personnes en âge de travailler pour une personne de plus de 65 ans (cf. graphique G 1). Au tournant du millénaire, ce chiffre était encore de quatre personnes. Après la Seconde Guerre mondiale, ce chiffre était d'un peu plus de six personnes.

Le vieillissement génère des pressions inflationnistes modérées

Il est évident que les évolutions démographiques, pris isolément, génèrent des pressions inflationnistes. La raison est que les changements démographiques freinent la croissance économique à long terme. Supposons un instant que la banque centrale ne modifie pas sa politique monétaire, dans le sens d'une augmentation de la masse monétaire de quelques pour cent chaque année.1 Supposons en outre que l'économie stagne en raison de l'évolution démographique. Dans cette situation, la banque centrale crée plus de monnaie qu'il n'en faut pour les transactions dans l'économie, ce qui entraîne une dévalorisation de la monnaie : l'inflation apparaît. Les changements démographiques entraînent donc, à politique monétaire inchangée, des pressions inflationnistes.

Pourquoi l'évolution démographique pourrait-elle freiner la croissance? La croissance à long terme est déterminée par la croissance des facteurs de production (capital et travail) et leur efficacité (« productivité multifactorielle »). La croissance à long terme est donc directement freinée par la stagnation de la population active, car le facteur travail croît moins vite. De plus, la productivité pourrait également être influencée négativement. Tout d'abord, des études montrent que les pays dont la population est plus importante entre 40 et 49 ans sont plus productifs (Feyrer, 2007). En raison des changements démographiques, cette cohorte d'âge connaîtra une croissance moins importante que par le passé. Deuxièmement, il est possible que les jeunes générations travaillent davantage dans des secteurs pour s'occuper de la population vieillissante (par exemple, les soins). Toutefois, dans ces secteurs, le potentiel de gains de productivité pourrait être limité (voir Goodhart et Pradhan, 2020).

Les pressions inflationnistes directes via ces canaux devraient toutefois être relativement faibles pour trois raisons. Premièrement, même si la croissance économique passait de 1% à 0%, c'est-à-dire si l'économie stagnait complètement, les pressions inflationnistes via ces canaux directs n'augmenteraient probablement que de 0,5 à 1,5 point de pourcentage.2 Deuxièmement, l'évolution démographique pourrait également conduire à une utilisation accrue des robots, ce qui permettrait de réaliser des gains de productivité (Acemoglu and Restrepo, 2021). En outre, on peut supposer que l'intelligence artificielle sera rapidement utilisée dans les secteurs où la pénurie de main-d'œuvre est prononcée (Baily et al., 2023). Enfin, la croissance de la population active, ainsi que la productivité du travail, dépendent également du nombre et de la formation de la main-d'œuvre étrangère.

Le rôle de la politique monétaire

Les pressions inflationnistes directes dues au changement démographique devraient donc être modérées. Nous ne pouvons toutefois pas évaluer de manière définitive les effets sur l'inflation en Suisse sans parler du rôle de la politique monétaire. Après tout, la BNS (Banque nationale suisse) veille à la stabilité des prix conformément à son mandat légal. Cela signifie, selon notre modèle de pensée, que si une économie stagnante créait des pressions inflationnistes, la BNS créerait moins de monnaie pour stabiliser l'inflation à moyen terme. Au cours des 25 dernières années, la BNS a également montré que cela était possible (cf. Kaufmann, 2019).

Y a-t-il des raisons de penser que les changements démographiques entraîneront malgré tout une hausse de l'inflation ? Goodhart et Pradhan (2020) affirment que l'endettement implicite de l'État dû aux promesses de soins de santé et de prestations sociales n'est pas supportable pour une population vieillissante. De ce fait, les responsables politiques tenteront de couvrir cette dette par un impôt sur l'inflation. Avec ce scénario, la banque centrale perd de facto son indépendance. Bien que cette possibilité ne puisse pas être totalement exclue, la Suisse est bien placée pour empêcher une telle domination fiscale grâce à l’indépendance de la Banque nationale et au frein à l'endettement.

Une possibilité évoquée un peu moins souvent est que la banque centrale évalue mal les changements structurels de l'économie et mette ainsi involontairement en œuvre une politique monétaire trop expansive (cf. par exemple Orphanides et van Norden, 2002). Cela pourrait par exemple se produire lorsque la banque centrale attribue à tort une faible croissance économique à une stagnation de la demande de biens et de services et qu'elle craint ainsi des tendances déflationnistes. Cela conduirait donc à une politique monétaire trop expansive et à une hausse de l'inflation.

Cependant, il y a également des raisons de penser que les changements démographiques peuvent conduire à des tendances déflationnistes. Une économie stagnante va de pair avec des taux d'intérêt bas (cf. par ex. Eggertson et al., 2019). La raison est que le taux d'intérêt reflète le rendement attendu d'un investissement, qui est plus élevé dans une économie en forte croissance que dans une économie en stagnation. Mais cela signifie également qu'en cas de récession, la banque centrale ne peut pas suffisamment réduire les taux d'intérêt à court terme en raison du plancher effectif des taux d'intérêt, ce qui entraîne des épisodes déflationnistes prolongés. Dans les cas extrêmes, on risque même de dériver vers un piège déflationniste (cf. Benhabib et al., 2002).

Quels enseignements tirer de cette étude ?

Cet article pose une question simple: les changements démographiques provoquent-ils l'inflation ? La réponse à cette question est complexe. Pris isolément, il semble évident qu'une pénurie de main-d'œuvre a un effet inflationniste. Selon Goodhart et Pradhan (2020), la rareté de l'offre de travail entraînera une hausse des salaires. Les salaires plus élevés sont ensuite répercutés sur les prix par les entreprises. Ce raisonnement ne tient cependant pas compte du fait que l'économie s'adapte à long terme aux nouvelles situations économiques. De plus, ce raisonnement ne tient pas compte de la réaction de la politique monétaire.

C'est pourquoi il n'est pas certain que les changements démographiques entraînent réellement une hausse de l'inflation. L'exemple du Japon montre de manière frappante qu'une population fortement vieillissante, une très faible migration, une économie stagnante et un niveau d'endettement extrêmement élevé n'ont pas entraîné de hausse de l'inflation sur une longue période. La Suisse et d’autres pays connaitront-ils un scénario similaire ? Seul l'avenir nous le dira.

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1Cette expérience de pensée sert à isoler l'effet du changement démographique. Le rôle de la politique monétaire est discuté dans la section suivante.
2Cette estimation se base sur un calcul approximatif à l'aide d'estimations existantes de la demande d'argent en Suisse.

 

Bibiographie

Acemoglu, D. und P. Restrepo (2021): Demographics and Automation. The Review of Economic Studies, 89(1): 1–44.

Baily, M. N., E. Brynjolfsson, und A. Korinek (2023): Machines of Mind: The Case for an AI-Powered Productivity Boom. Brookings Institution, Retrieved from external pagewww.brookings.edu/articles/machines-of-mind-the-case-for-an-ai-powered-productivity-boom/.

Benhabib, J., S. Schmitt-Grohé, und M. Uribe (2002): Avoiding Liquidity Traps. Journal of Political Economy, 110(3): 535–563.

Eggertsson, G. B., M. Lancastre, L.H., und Summers (2019): Aging, Output Per Capita, and Secular Stagnation. American Economic Review: Insights, 1(3): 325–42.

Feyrer, J. (2007): Demographics and Productivity. The Review of Economics and Statistics, 89(1): 100–109.

Goodhart, C. und M. Pradhan (2020): The Great Demographic Reversal: Ageing Societies, Waning Inequality, and an Inflation Revival. Palgrave Macmillan.

Kaufmann, D. (2019): Nominal stability over two centuries. Swiss J Economics Statistics 155(7).

Orphanides, A. und S. van Norden (2002): The Unreliability of Output-Gap Estimates in Real Time. The Review of Economics and Statistics, 84(4): 569–583.

Contact

Daniel Kaufmann
Professeur de macroéconomie appliquée à l'Université de Neuchâtel et Research Fellow du KOF
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